3 Janvier 2030 - Parc de l'institut

Dieu que ça faisait mal. Ca brûlait, ça serrait les poumons, ça donnait la nausée. Abbie serra les dents et allongea la foulée. Elle détestait courir, et elle détestait encore plus courir en plein hiver. Pourtant, elle se retrouvait là, alors que le soleil anglais se levait timidement sur un temps particulièrement froid, à faire le tour du lac. Parfois, elle détestait son job, et aujourd'hui était l'une de ces journées.

Entretenir sa forme physique faisait partie du travail. Si on finissait par la trouver trop molle, on allait encore lui coller un membre de la sécurité en plus, et elle n'en avait pas envie. Elle était la dernière arrivée de l'équipe - plus pour longtemps, heureusement - et elle avait encore tout à prouver. Et c'était sans parler la perspective de la journée à venir, pleine de réunions et de briefings pour la prochaine mission. Certaines personnes lui avaient subtilement fait comprendre qu'elle avait un peu la bougeote. Courir de bon matin lui promettait des courbatures à ne plus vouloir se lever, et une douche bien chaude pour se rendormir pendant la première réunion de la matinée. On verrait alors qui avait la bougeote.

"Allez Abbie, courage" se murmura-t-elle à elle-même entre deux inspirations douloureuses. "Plus que dix minutes..."

Inconsciemment, elle accéléra la cadence et termina son tour à huit minutes. Elle aurait du continuer encore deux minutes, mais maugréa un "oh et puis zut" avant de s'affaler contre le mur d'entrée du prieuré. Elle haletait comme si elle avait gravi l'Everest et son souffle dégageait bien trop de buée pour que ce soit normal.

Un rire la tira de ses complaintes intérieures et elle releva la tête pour voir qui avait eu la mauvaise idée de la surprendre en pleine tricherie. Elle qui espérait que la plupart de ses collègues souffraient encore trop de la soirée du nouvel an pour sortir de bonne heure !

Joshua avait (encore) la tête dans les nuages. Il n'avait, d'ailleurs, aucune raison de ne pas l'avoir : il était tôt, le soleil se levait à peine et la journée promettait d'être belle. Il adorait parcourir à pied le chemin qui séparait Rushford de Ste Mary, quand le village était encore endormi et qu'il était le seul être humain à perturber la quiétude de la nature. Le silence lui emplissait les oreilles et le reposait davantage qu'une longue nuit de sommeil. Il n'aimait rien de plus que cet instant de calme avant la journée de travail, qui, elle, serait inévitablement bruyante et haut en couleur. Son autre instant préféré, l'autre raison de sa marche matinale, était le bonheur de prendre un thé brûlant seul dans le bar de l'institut, de s'enfoncer dans le fauteuil le plus démodé et d'écouter l'institut prendre vie petit à petit. Cela lui évitait de subir le choc de "l'ouragan St Mary", comme il l'appelait intérieurement. Comme certains entrent progressivement dans une piscine un peu fraîche, lui entrait lentement dans le tumulte du prieuré.

Franchissant le portail, il se fit la même réflexion qu'à l'accoutumée : il était sans doute le seul à avoir un aperçu de ce qu'avait dû être, un jour, l'atmosphère de ce lieu, avant qu'une armée d'hommes modernes ne se l'approprie pour sillonner le temps. L'une des ambitions de Joshua, qu'il ne cachait pas, était de visiter Ste Mary à diverses époques, de documenter son évolution. Quoi de plus fascinant que de pouvoir enfin mettre des histoires sur les vieilles tombes du cimetière où sur les vieux graffitis dans le marbre de l'église ? Il savait que la priorité ne serait jamais donnée à son projet, mais il espérait qu'un jour, quelques crédits restant permettraient de réaliser un saut, un petit saut de rien du tout.

Sortant de sa rêverie, il aperçu une silhouette qui titubait, plus qu'elle ne marchait, jusqu'à la porte d'entrée et reconnu Abigail, la plus jeune des historiens. Il savait qu'elle ne faisait pas l'unanimité, mais lui l'aimait bien. Elle se fondait parfaitement dans le paysage, avec son emphase permanente et ses humeurs apparentes. Elle était essoufflée et maugréait à voix basse, ce qui tira un petit rire à son collègue. Il reconnaissait bien là les sportifs du dimanche, ceux qui bougent par obligation plutôt que par conviction.

"Tu sais, ça passerait plus vite si tu t'occupais pendant ta course", proposa-t-il gentiment. "Avec de la musique, par exemple."

Aviez-vous remarqué que Joshua était très sensible aux sons ?

Oh, ce n'était que Joshua. Abbie en aurait soupiré de soulagement si elle avait été en état de le faire. Elle avait redouté de tomber sur l'un des types de la sécurité qui se serait empressé d'en blaguer devant tout l'institut, ou pire, sur un techos qui aurait voulu marquer des points pour son équipe ! Au lieu de ça, elle se retrouvait face à la plus gentille personne de l'institut. Mais gentil ne voulait pas dire pas intimidant pour autant ! De ce qu'elle avait compris, Joshua faisait partie des murs, presqu'au même titre qu'Allan Chatterton. A la différence que ce dernier ne se serait sans doute pas arrêté pour lui offrir une solution. A côté de la plaque, mais une solution tout de même.

"C'est gentil de proposer", éructa donc Abbie entre deux goulées d'air. "Mais je n'ai jamais compris" - han - "le délire d'écouter de la musique en courant" - pause. "Il faut trouver des chansons qui te permettent de tenir le rythme, sinon tu vas trop vite ou trop lentement, et en plus tu sais exactement quel est le temps qui passe et tu ne fais qu'attendre la fin de la chanson."

Bref, de quoi gâcher ses airs préférés, de son point de vue.

"Je préférerais regarder une série, mais ce n'est pas trop compatible..."

Joshua esquissa un sourire face à la réponse d'Abigail. Il n'aurait jamais pensé qu'on pouvait mesurer son effort à la durée d'une chanson, lui qui se laissait si facilement porter par la musique. Au contraire, écouter les paroles, c'était plutôt s'éloigner de son corps, se concentrer sur autre chose que l'effort physique. La seule chose sur laquelle il pouvait la rejoindre, c'était la nécessité de trouver des musiques qui correspondaient au rythme de la course, car il semblait que l'esprit humain se règle automatiquement dessus. D'un autre côté, ils n'étaient pas des sportifs professionnels. Bien sûr qu'ils devaient rester en forme car leur métier pouvait, malheureusement, s'avérer physique, mais s'ils courraient un peu moins vite certains jours, cela ne leur porterait certainement pas préjudice. L'historien ne fit cependant pas part de sa divergence d'opinion à sa collègue. Il ne voyait pas l'utilité d'essayer de la faire changer d'avis, cela ne pourrait qu'entraîner des frictions. Chacun ses goûts, n'est-ce pas ?

"Tu peux toujours courir sur un tapis si tu veux regarder la télé" suggéra-t-il, sachant pertinemment qu'elle y avait sans doute déjà pensé. "Sinon, tu as essayé les podcasts ?"

Voilà qui réglait le problème du rythme et de l'image et permettait de courir dehors tout en occupant son esprit. Parfait, non ? Joshua aimait bien les podcasts, ce qui était un goût assez commun dans son domaine professionnel - après tout, les historiens (au sens connu du terme, bien évidemment) passaient pour des rats de bibliothèque, et quand les livres s'exportaient vers d'autres formats, ils étaient donc les premiers à y goûter.

La respiration d'Abbie commençait à reprendre un rythme normal, mais l'air lui brûlait toujours les poumons. Par ailleurs, il faisait un peu frisquet dehors dès que l'on arrêtait de bouger. Joshua était bien gentil de lui faire la conversation, mais il avait l'avantage d'être habillé selon la température. Abbie pris donc l'initiative de pousser la grande porte pour se réfugier dans le Hall où la grande cheminée avait été allumée. Bon, c'était un risque de choc thermique, il faisait presqu'étouffant. Elle s'arrêta donc à bonne distance du foyer. Joshua lui suggérait de courir sur un tapis, ce qu'elle accueillit avec une moue peu convaincue. Elle avait passé son adolescence enfermée pendant la pandémie, l'idée de rester dans une salle pour faire une activité par nature extérieure n'était pas très séduisante. Quant aux podcasts...

"Tu ne trouves pas qu'on en écoute assez avec le boulot ?" suggéra-t-elle en souriant, pour adoucir sa remarque. "Je veux bien être passionnée, mais on fait quand même assez d'heures supp', je trouve".

Surtout que le décompte du temps de travail dans leur domaine était un sujet épineux qui provoquait régulièrement des frictions entre la comptabilité et le personnel opérationnel. Forcément que ceux qui tenaient les cordons de la bourse préféraient leur payer le temps présent entre leur départ et leur retour plutôt que le temps passé sur place, ce qui était, de l'avis unanime de l'institut, parfaitement injuste.

Joshua ne pu retenir un petit rire quand Abbie lui fit la remarque sur les podcasts. Il avait raison quant à la déformation professionnelle, elle était exactement pareille à lui : il lui parlait podcast, elle pensait travail ! Pourtant, on pouvait tout à faire s'éloigner de l'Histoire et de la politique et trouver quelque chose d'agréable à écouter. Tandis qu'elle se réchauffait dans la chaleur (relative) du grand Hall, Joshua en profita pour dénouer son écharpe et ouvrir son manteau. Il en profita pour passer mentalement en revue quelques émissions de sa connaissance qui pourrait plaire à sa collègue.

"Veux-tu prendre un thé avec moi?" proposa-t-il en désignant approximativement l'emplacement du bar.

Ils se côtoyaient depuis presqu'un an, et si Joshua était discret, il n'en restait pas moins observateur. Abbie semblait être le genre de jeune femme qui préférait les échanges percutants, les romans d'action ou encore les histoires insolites. S'il éliminait tout ce qui se rapportait à la politique - pour ne pas causer de frictions - et à leur métier - pour éviter "les heures supp" comme elle venait de le dire - la liste se raccourcissait déjà considérablement, mais il lui restait quand même quelques idées à proposer.

"Il y a des podcasts un peu moins... poussiéreux que ceux auxquels tu penses. Tu as déjà essayé Unbelievable Facts ?"

Abbie rêvait d'une douche, et Joshua ne lui proposait qu'un thé... Elle marqua un temps d'hésitation, cherchant à décider si elle cédait à l'appel du confort ou de la sociabilité. Elle se sentait sale et peu présentable, mais Joshua l'avait déjà vu dans de pires états quand ils rentraient de mission, ce n'était donc pas un problème... Allez, un petit thé en cinq minutes pour lui faire plaisir et elle filait se réchauffer.

"Rapidement" consentit-elle donc en jetant un oeil à sa montre, pour vérifier qu'elle aurait le temps de tout faire avant le briefing matinal. Elle commença à monter les escaliers en écoutant les propositions de son collègue, qui ne démordait pas de l'idée de lui mettre des trucs dans les oreilles. Le nom qu'il prononça lui disait vaguement quelque chose.

"Jamais écouté", confessa la jeune femme, "mais ce n'est pas l'émission où ils racontent des histoires à dormir debout en essayant d'expliquer pourquoi c'est arrivé comme ça ?"

Le podcast avait fait un carton sur les réseaux sociaux quelques années en arrière, croyait-elle se souvenir, à cause d'elle ne savait plus trop quelle émission. Elle ne s'y était pas intéressée plus que ça, persuadée que les histoires trop abracadabrantes étaient de pures inventions. Mais maintenant qu'elle travaillait à l'institut, bon... Tout devenait relatif.

"Ca serait drôle qu'ils sortent un jour une émission sur nous sans le savoir. J'aimerai bien voir ce qu'ils trouveraient comme explication plausible, tiens !"

Elle poussa la porte du bar et émit un sifflement. "Wow, je n'ai jamais vu cet endroit aussi vide !"

Joshua était ravi de ne pas s'être trompé : Abbie avait bien entendu parler du podcast, et elle avait même une vague idée de son sujet. La façon qu'elle avait d'en parler n'était pas encourageante, mais Joshua n'était pas historien pour rien : n'était-ce pas son travail, après tout, de rendre de vieilles histoires poussiéreuses dignes d'intérêt ? C'était pour cela qu'il avait poursuivi des études d'Histoire à l'époque où il croyait que la seule issue était l'enseignement ou l'archéologie. Il n'était d'ailleurs toujours pas certain d'avoir fait le bon choix en s'en détournant pour rejoindre Ste Mary.

"C'est à peu près ça", concéda-t-il devant le résumé d'Abigail. "Ils couvrent des choses très variées !"

Il s'interrompit comme ils débarquaient dans le bar déserté. A trois jours du nouvel an, il était évident que l'endroit était encore plus vide qu'à l'accoutumée à la même heure, si une telle chose était possible. "Je le vois régulièrement comme ça, c'est très agréable. Je te dirais bien d'essayer plus souvent, mais ce serait au risque de ma tranquillité..."

Avec un sourire taquin, il se dirigea vers la bouilloire qu'il alla remplir. Il continua les préparatifs du thé - choix de l'arôme (un thé noir lui avait toujours semblé parfait pour le matin) et des tasses - tout en reprenant leur conversation. Abbie avait évoqué l'idée qu'Unbelivable Facts ait déjà parlé de Ste Mary sans le savoir. Joshua s'était, évidemment, déjà posé la question et l'envie de faire la une aurait pu le titiller s'il n'avait pas été d'une nature plus sage. Mais provoquer sciemment un évènement historique juste pour le plaisir d'entendre, peut-être un jour, parler de soi dans un podcast... Il était surpris que la directrice ne les ai pas déjà licencié rien que pour y avoir pensé !

"Ce pourrait être drôle, mais je ne suis pas sûr que ce soit possible. Il leur est déjà arrivé d'évoquer des mystères assez anciens, comme les miracles de Jésus, mais ils préfèrent souvent s'en tenir à des faits divers plus contemporains... Par exemple, le cas de cet homme qui avait réussir à faire des bulles de bière, ça te parle ?"

"Ah oui, j'oublie tout le temps que tu es un oiseau de nuit..." grimaça Abbie quand Joshua lui rappela qu'il voyait régulièrement le bar à cette heure de la journée. Quelle idée de se lever aux aurores pour faire tout le trajet à pieds depuis Rushford et ce qu'il neige où qu'il vente ! Comme s'ils ne bougeaient pas assez dans leur métier. De l'opinion d'Abbie, ils passaient suffisamment de temps à courir de partout - ce qui n'était pas pour lui déplaire, mais il n'y avait pas nécessairement besoin d'en rajouter. "Ne t'inquiète pas, aucun risque que je change mes habitudes de marmotte, elles me vont très bien !".

Tout en s'affairant, son collègue continua d'évoquer le podcast et notamment l'émission dont elle essayait de se souvenir. Les quelques mots évocateurs firent remonter ses souvenirs.

"Ce n'est pas le truc qui avait fait le buzz, il y a quelques mois ? Il me semble que j'avais vu passer ça sur les réseaux, il avait déversé une quantité phénoménale de bière dans une piscine et il avait bloqué une route pour profiter du vent, non ?"

3 janvier et elle se retrouvait à prendre le thé beaucoup trop tôt à son goût en parlant d'un homme qui était arrivé à faire des bulles de bière... L'année promettait d'être intéressante !